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mardi 14 septembre 2010

Intervention au Colloque réciproques il y a deux ans ; Olivier Douville

Un très bel article qui ouvre le champ de la rencontre :

"Pourquoi est-ce que l’on évitait la question de la rencontre ? Parce qu’on faisait de chacun de nos patients le représentant exemplaire, puisque souffrant, de sa supposée culture. On faisait de chaque patient
le représentant d’autant plus exemplaire parce que souffrant de sa supposée culture, dont finalement le contrechamp ou la vérité s’exprimerait beaucoup plus dans les œuvres de la déroute psychique ou de la détresse psychique que dans les œuvres symboliques sur lesquelles les anthropologues du social et de la culture font des études tout à fait dignes d’éloges. L’ethnopsychiatrie repose sur un fantasme matriciel de l’anthropologie : se faire le dernier témoin des savoir ancestraux et des parlers en voix de disparition, et elle milite avec ce fantasme au prix de faire de ses patients les derniers témoins qui, dans leur calvaire, exprime le plus atemporel du « culturel » dont ils sont les produits ultimes.""

http://www.psycho-ressources.com/olivier-douville.html


Intervention au Colloque réciproques il y a deux ans ; Olivier Douville

par Olivier Douville, mardi 14 septembre 2010, à 17:54

Merci aux organisateurs de m’avoir invité. J'ai un topo écrit mais je n'en ferai pas un large usage ; ici nous sommes entre amis et je prèfère improviser et tenir compte de ce que je vis avec vous quand je vous parle pour guider ma parlote. C'est ma petite touche jazz. Ce sera moins ennuyeux que de voir un type lire son truc.

Je ne peux être qu’entièrement d’accord avec cette phrase de notre ami Franck Chaumon lorsqu’il nous dit que notre travail, c’est de faire place à une parole. Et je vais partir de cela. Okba Natahi a eu la gentillesse de faire écho à quelques tracas que me cause l’enseignement universitaire en psychologie clinique à Nanterre lequel parce qu’il installe et consacre l’homme tout nouveau et tout moderne -celui que fabriquent les techniques de rééducation cognitivo-comportementaliste- tient mordicus à ne plus vouloir être titillé ou inquiété par le questionnement anthropologique. D'où la suppression de mon enseignemet d'anthropologie clinique en MAster 2. Vous connaissez la suite, une pétiton, 4000 signatures de soutien du monde entier et les collègues restent autistes. Du moin spour le moment.

C’est pourtant d’évidence, la psychanalyse qui est une théorie de ce qui manque à l’homme sans nul espoir de comblement et l’anthropologie qui médite sur les façons de fabriquer de la filiation, de l’identité et porte tout son intérêt aux modes de constructions idéologiques des relations entre corps et subjectivité ont bien des choses à se dire concernant tant les processus de socialisation que les processus de subjectivation. L’idéologie comportementale qui est en elle-même une « anti-anthropologie », inquiète ces deux disciplines. Ce n’est donc pas sans ironie que je constate, qu’à Nanterre encore il se trouve des soi-disant psychanalystes, tout gonflés de leur importance enseignante que la suppression d’une formation à l’anthropologie clinique pour les futurs psychologues ne chagrine en rien[1]. Evidemment ce que je mentionne ici n’a pas valeur de cas exceptionnel, en effet, cette charge contre l’anthropologie et l’épistémologie critique, c’est ce qui se passe à Nanterre comme ailleurs. Alors que d’un autre côté les aimables rédacteurs du DSM, version DSM5, misent complètement sur l’inadaptation, le dysfonctionnement - on va finir par regretter le DSM4 ou le DSM3, on va dire que c’était le bon temps. Quand même ! Là, évidemment, l’intelligence anthropologique, qui a sans doute eu besoin de la psychanalyse, mais qui marchait quand même sur ses propres pieds, était bien de considérer qu’il est structurel qu’il y ait du dysfonctionnement, que c’est ça qui fait avancer, on avancera pour nous que c’est ça qui est aussi responsable de notre rapport à la sublimation. Comme le disait Lévi-Strauss critiquant les fonctionnalistes et critiquant du reste assez férocement Malinovsky qui mérite mieux que cet épinglage , « dire que dans une société ça fonctionne c’est un truisme ; dire que dans une société tout fonctionne c’est une ineptie ». Il en va évidemment de même pour chacune et chacun d’entre nous, dans la douce psychopathologie de notre vie quotidienne.

Le DSM va réintroduire la question de la culture sous l’angle de l’identité et du communautarisme. Ceela m’évoque aussi que le symptôme comme trait ethnique c’est à peu près tout ce qui reste de Devereux dans les centres où on se range abusivement sous son patronyme ! Il y a des groupes qui vont faire pression sous le trait du minoritaire, c’est assez fort en Amérique (enfin aux U.S.A. l’Amérique c’est un brin plus vaste) et rien n’est plus triste évidemment qu’un congrès scientifique autour des minorités, c’est absolument terrible. Donc chaque minorité a droit à sa pathologie ; c’est la demeure de son idéal, c’est sa particularité, c’est un des ciments et des enduits de son identité. Au point que la fameuse injonction de Devereux à la suite de Linton faisait « dire » à une culture vis-à-vis un de ses éléments les plus fragiles « tu n’as pas le droit de tomber malade ou de dévier, mais si tu veux être fou ou déviant sois le étroitement en suivant tel modèle d’inconduite », semble devenue maintenant un impératif catégoriel (et non catégorique) véhément et constant. Avant d’être broyé par le grand marché qui bouffe tout, on va quand même dire qu’on a droit à sa pathologie, la vraie, celle qui remonte à loin, celle qui est née quelque part il y a longtemps avant la psychanalyse, par exemple. On retrouve finalement l’amok, le windigo et des tas de choses comme ça.

Pour contrer autant que je le peux la séduction que peut exercer sur des esprits friands d’ « étrangers-exotiques », de ce retour très régressif, eh bien je vais jeter un regard rétrospectif mais peut-être pas uniquement documentaire, sur mon travail clinique en 1976 à Dakar dans le service du professeur Colomb et que mes premiers patients c’étaient des Africains et des Africaines. J’étais très jeune, j’étais en DESS de psy ; mes patients étaient tout aussi jeunes que moi. Simplement, regardons un petit peu ce à quoi on avait affaire. A l’époque – et encore moins aujourd’hui, car il m’arrive fort heureusement de retourner en Afrique assez régulièrement – nous en rencontrions pas des tableaux de dysfonctionnement ethnique. Ces fameux tableaux de dysfonctionnement ethnique qui ont été décrits avec un certain goût du pittoresque et du sensationnel par des ethnologues qui rarement du reste étaient sur le terrain, ce n’est pas donc cela qui se présentait dans l’asile psychiatrique de la grande ville. On y rencontrait des psychoses puerpérales, des so called psychoses puerpérales, on rencontrait des problèmes de dépressions majeures après des accidents de la circulation du travail qui s’appelle du terme que Brissaud, un laborieux élève de Charcot, a inventé en 1908: « la sinistrose ». Mais rien, très peu de choses qui coïncidaient avec ce qu’on allait pouvoir éventuellement trouver dans les villages si on demandait : « Est-ce que vous avez des fous ? » ,’comment sont-ils ? « , « Comment vont-ils ? » -comme on dit les choses, etc. C’est-à-dire que lorsque la question du soin psychique s’est articulée in vivo avec la question de la culture et du social contemporain, on n’était pas du tout en face d’un musée ethnographique de l’être malade, pas du tout.

Ce qui a créé à la fois une ouverture et une confusion, c’est que ces pathologies du lien étaient essentiellement quelque chose qui jouait dans l’espace de la génération. Ça se jouait dans l’espace de la génération, je veux dire par là que c’était par exemple autour des difficultés à accueillir la génération qui vient que se problématisait pour certaines femmes la possibilité de pouvoir s’avancer dans la vie, et même de pouvoir retourner chez elles, en étant mère de cet enfant. C’est autour de l’accueil de la génération qui vient. Mais aussi avec une autre dimension si importante pour elle, celle que comportait le prix qu’elles pensaient devoir payer pour aimer un homme qui d’aucune façon ne pouvait trouver place dans leurs lignées, un homme étranger, donc –pas nécessairement un blanc, un autre sénégalais d’un autre sol de croyance, c’était le plus souvent le cas. J’y reviendrai. Mais c’est déjà un ensemble de points ou de facteurs qui dessinent le topos de l’exil et du féminin, de l’amour pour un étranger (Radmila Zigourys parlait, elle, de la liaison étrangère) et de l’enfant « neuf » en attente de son « adoption » par sa mère. Ce topos j’en ai entendu parler bien des années après, autour de Fethi Benslama, surtout par Jean-Michel Hirt, Alice Cherki, et plus encore Okba Natahi et je l’ai retravaillé. Peut revenir ici la belle phrase de Freud « L’amour de la femme rompt les liens collectifs créées par la race, s’élève au-dessus des différences nationales et des hiérarchies sociales, et ce faisant, il contribue dans une grande mesure aux progrès de la culture ». C’est trouvable dans la toute dernière partie de « Psychologie des Masses et Analyse du Moi » (et non psychanalyse des Masses et psychologie du Moi »).

La création à Dakar, pas tant que ça de l’hôpital mais d’une psychiatrie assez révolutionnaire parce que Colomb connaissait ses classiques, c’est-à-dire Bonnafé… et ce qui pour lui était un classique, Fanon, la création de la psychiatrie à Dakar, donc, avait créé des effets, sur les populations en souffrance, c’est-à-dire qu’elles en passaient par le savoir autre pour présenter son malheur. Et quand Colomb a fait venir des guérisseurs, ça n’a jamais marché. Lui, les guérisseurs, ça l’intéressait en tant qu’ethnographe, et en tant que psychiatre il aimait entendre les théories de la psyché et de la douleur que connaissaient et, au besoin, inventaient ces tradi-praticiens, mais enfin de là à appliquer leur artifices il y avait toute une volée de marches que nul en ces lieux a cru utile de franchir. Un obstacle empirique était aussi que les guérisseurs étaient l’objet de pression de la part des patients et de leurs familles. Et puis beaucoup des patients s’en étaient rendu compte encore à la fin des années 1970 ; ils s’équilibraient fort bien d’être quand même traités en psychiatrie, tout en allant voir leur guérisseur de leur côté sans qu’on leur prescrive une telle démarche. Donc personne dans l’équipe de Colomb ne s’amusait à jouer les fakirs de cafétéria.

C’était quand même la question de la génération qui vient qui s’est cristallisée autour de cette notion assez floue de l’enfant-ancêtre, puisqu’on s’est rendu compte que ces femmes qui avaient du mal à métaboliser une opération maternelle qui permettait en quelque sorte de traduire, d’étayer la détresse et la jouissance pouvaient, surtout si elles étaient encouragées à le faire, nous dire que ce petit être si problématique pour elle était peut-être la survivance d’un « ancêtre ». Eh bien mes amis, c’est là que les complications commencent et qu’on est prié de ranger dans son placard les petits schémas causalistes qui tournent à vide. C’est pourquoi il est sans doute utile de préciser que dès qu’on parle d’ « enfant-ancêtre », on ne sait jamais de quel ancêtre il s’agit. L’enfant-ancêtre est comme un ombilic d’un ancêtre énigmatique, insiste alors la part étrange, l’aspect réel, de ce corps nouveau-né. Une part inédite, inouïe, sans le nom d’un ancêtre précis. C’est ça un ombilic. On ne sait pas à quelle lignée appartient cet ancêtre. Ce n’est pas le pépé ou la mémé, quoi. On dirait que revient l’ancêtre de l’homme, de toute vie humaine, pas le père Adam, laissons le en paix là où il est, mais plutôt cet être de l’homme qui n’a qu’insistance, pas de consistance, et pas encore d’existence, et qui est cette ombre latente, cette ombre qui n’a pas encore consenti à prendre place dans le monde des vivants. C’est de la vie pure, obscure que cet enfant-ancêtre prend sur lui dans sa précaire et téméraire existence. De la vie qui est retour d’une énigme, pas le retour d’un personnage figé et reconnu avec sa petite niche dans l’autel des ancêtres, par exemple.

Là-dessus il s’est créé à la fois une ouverture et une confusion. S’est mise en place une interrogation anthropologique, toujours posée en terme de représentation – la représentation de la santé, de la maladie, de la raison, de la déraison, comme si ces catégories du reste étaient si facilement extrapolables ou exportables. Ce fut un immense travail, mené par Zempleni qui avait été aidé en la circonstance par la psychologue Jacqueline Rabain ; ils avaient fini par isoler cette figure de l’enfant qui part et qui revient, et qui a été traduite bien après par enfant-ancêtre, parce qu’au début c’était un enfant dit « Nit Ku Bon » (c’est du wolof, ça veut dire « celui qui part et qui revient »). Et que désignait une telle expression? Un ancêtre qui revenait comme ça, qui faisait surgissement dans ce petit être qui se pointait évidemment avec toutes les mimiques de ce petit être. Or, effectivement: « qu’est-ce que me veut l’autre ? » était une question non refoulée, non pacifiée entre telle ou telle mère et son enfant tout juste né. Ce « Che Vuoi ? », c’est parfois une question qu’une mère va rencontrer en présence de ce nourrisson. Ce n’est pas simplement le nourrisson qui va se structurer sur « qu’est-ce que me veut l’autre ? ». Effectivement, le nourrisson peut être cette figure d’altérité dont on ne sait pas du tout ce qu’elle veut. La réthorique du « Nit ku Bon » est d’abord une façon de faire pièce à cette angoisse, d’habiller cet objet par le costume ancestral, d’utiliser la rhétorique de l’enfant qui part et qui revient.

De plus, cette bonne interrogation anthropologique, lorsqu’elle était immédiatement transvasée dans la question du soin, a donné lieu à des confusions parfois extrêmement dommageables, puisque l’idéologie conventionnelle qui résultait de cette transposition de l’anthropologique dans la clinique était la suivante : « C’est parce qu’il n’y a pas eu de ritualité ancestrale que votre fille est muette ou votre fils fait une psychose puerpérale. » Alors évidemment, comment réparer cela ? Bon sang, mais c’est bien simple, il suffisait d’y penser : on va prescrire des rituels comme on prescrit des médicaments ou des codes de bonne conduite. Autant vous dire que ça n’a jamais marché. Que ces prescriptions de semblant ne font pas pièce au réel qui dans le bébé insiste et inquiète.

Et qui plus est – je parle là de la première patiente que j’ai suivi dans mon parcours de clinicien – cette histoire-là, les enfants dits enfants-ancêtres, c’est vraiment une explication forcée. Je prends par exemple ce qui me revient de cette patiente, le service de psychiatrie est alerté par la maternité. On nous dit : « Ça ne va pas. Il faut voir, il faut rencontrer cette jeune femme ». Elle dit : “Cet enfant n’est pas mon enfant”, elle ne le regarde pas, elle ne s’en occupe pas, etc. » Elle, la patiente, regarde son enfant avec un sentiment, du reste très étonnant, je l’ai vu avec son enfant, cette petite fille, très étonnant parce que ce n’est pas un sentiment d’effroi, c’est un sentiment de perplexité. D’égarement et de perplexité. C’est parfois pareil l’égarement et la perplexité. Durant son hospitalisation en psychiatrie, la famille s’occupe bien d’elle, s’occupe bien de l’enfant, pas d’inquiétude pour l’enfant. Ce n’est pas l’enfant qui nous inquiète, c’est elle. Puis, peu de temps après, c’était la saison des pluies là-bas, le soir descend, tout le monde voit se lever du sol des compositions de brumes un peu moirées. Sauf elle. Dans ce qui nous apparaît comme un phénomène climatique plutôt esthétique et prometteur de la flotte qui va tomber, ce qui réjouit les Africains et décourage les Européens, elle voit dans ces brumes des masques ancestraux qui lui disent d’aller vers la cité, Dakar, chercher son vrai enfant. Je la vois partir, se déplacer comme une somnambule, je m’inquiète un peu. Si elle veut se promener, on va donc prévenir à la grille. À la grille, on nous fait signe un jour car on trouve cette patiente qui dit qu’elle voudrait aller dans la ville de Dakar retrouver son enfant mort. C’est-à-dire que le thème mélancolique était évidemment au premier plan. On la soigne, on arrête les antipsychotiques, ils ne servaient à rien sauf à créer cette confusion et on met à la place des antidépresseurs. Ça peut être utile, de toute façon ça avait été un traitement inapproprié donc remplacé par un autre qui semble a priori mieux indiqué. Bon, ce qui est utile c’est qu’on parle. Ça permet, le fait des médicaments, permet de parler avec cette femme et l’effet de la parole rend plus sensible le corps ou le psychisme ou le cerveau au médicament. C’est quelque chose que les cliniciens connaissent bien : si les médicaments aident parfois la parole, la parole aide en revanche énormément à l’effet du médicament. Pour des raisons que nous ignorons complètement parce que je crois qu’il n’est pas de plus grande énigme pour l’homme que l’homme. Ce n’est pas l’univers qui est une énigme, c’est l’homme. C’est une énigme dont la plupart des gens tiennent à se débarrasser, on a encore besoin de temps pour y voir quelque chose. Deux faits, parce que pour l’instant je suis plutôt contenant et observateur et de toute cette observation, je ne serai là que contenant et observateur. Elle va mieux, je dois dire que le grand agent thérapeutique c’est aussi la famille. Exceptionnelle d’intelligence, de prévenance, et il y a de l’amour entre elle et son mari. Ça aide quand même parfois à aller mieux… Enfin, très souvent ça aide à aller mieux, il ne faut pas désespérer quoi. On va voir un épisode assez étonnant, qui se joue dans ce que nous avions l’habitude, plusieurs fois par semaine, de mettre en place : des réunions de patients. Ça se fait là-bas comme ça se fait ailleurs mais enfin là-bas ça marche, les patients, on n’est pas obligé de les traîner à la réunion de patients. Ils y vont, ils nous attendent. Cette réunion a quelque chose du palabre, elle est précédée par des tambourineurs locaux, des joueurs de djembé comme on dit maintenant dans les clubs branchés. On continue dans cette réunion de patients nous rejoignait fidèlement une espèce de bonhomme hétérogène, lui-même très folklorique, sans doute une espèce de fou errant qui s’est soigné tout seul en faisant un petit commerce de thé à la menthe pour quelques francs CFA. Donc il fait son commerce, il gagne deux ou trois bricoles en vendant du thé à la menthe à un tarif absolument concurrentiel à côté des buvettes alentour. Ce jour-là, ayant appris, comme j’avais discuté avec ce type, les paraphrènes sont sympas et enclins à la causerie, qu’il était du même village ou du village voisin de ma patiente. Je m’addresse à lui à la réunion, dans ces réunions on parle un peu Wolof, Sérère, Lébou, Français… Je lui demande comment les bébés viennent au monde chez eux en Casamance, dans ces villages? Cette patiente, je l’ai appelée dans mes écrits Awa donc nous allons continuer de l’appeler Awa. Je demande donc, comment vient-on au monde dans votre pays ? Et il dit, voilà c’est très simple : on enterre le placenta. Ah. Awa est bouleversée. Et ça, pendant tout le temps de l’évocation de ce rituel par ce vieux lors de la réunion en question. Vous savez, quand on évoque un rituel ça touche complètement à la racine corporelle de notre imaginaire de sorte qu’on a le sentiment, pas tout à fait à tort, que l’énoncé d’un rituel nous soignerait. Si on suivait des rituels, on serait mieux. C’est peut-être très naïf. Enfin ça touche à notre image du corps, l’énoncé d’un rituel. Une fois la réunion terminée, je trouve une Awa détendue, qui voit la famille peu après et qui, après tout, semble consentir à ce que cet enfant soit le sien, du moins, pourquoi pas s’en occuper. Elle n’a pas une haine de cet enfant, elle n’a jamais eu de haine de cet enfant. La haine de l’enfant est très grave, dans la psychose puerpérale, c’est un critère distinctif selon moi. Une perplexité, un égarement, mais point de haine. Bon, je dis quand même à l’équipe qu’Awa a quitté la Casamance : ce n’est plus une Casamançaise pure sucre, en quelque sorte. Elle vit avec un Wolof, essayons de comprendre ce qui s’est passé. Depuis cette réunion, elle était extrêmement détendue, parler d’elle, elle aimait bien, l’entretien avec moi, elle aimait bien. En plus, mon côté un peu jeune blanc égaré au Sénégal ça la faisait rigoler, gentiment, mais ça la faisait rigoler. Donc, ça l’amusait bien de me causer, on va dire ça comme ça. Et ce qu’elle me dit n’est pas si folâtre. Elle me dit pourquoi elle est à Dakar, une question que je lui ai posé, une question simple. Je crois utile : vous êtes nés quelque part, vous vivez ailleurs. Qu’est-ce qui s’est passé dans ce déplacement ? Elle dit qu’elle a suivi son frère aîné parti faire des manœuvres militaires à Saint-Louis du Sénégal. Pour vous situer géographiquement les choses, Saint-Louis c’est au nord, Dakar c’est au centre. Voilà. La Casamance est au sud. Puis, une fois arrivé à Dakar, le frère, il n’était pas très impatient d’aller faire l’armée. Dakar, il connaît : il y a de la musique, il y a des femmes, il y a des copains… « Bon, petite sœur, on va sortir un peu ». Faudrait pas qu’elle encombre trop la petite sœur, de fait, elle n’a pas encombré longtemps, parce qu’ils vont danser une fois, deux fois. La deuxième fois, c’est une très jolie fille notre Awa, elle se fait remarquer par un Wolof, son futur mari. Puis ça se passe humainement, c’est-à-dire qu’ils s’aiment bien, ils se testent, ils se goûtent, ils se trouvent plaisants, ils se marient ! Le grand frère part tout seul à Saint-Louis du Sénégal, il épouse la carrière militaire et elle épouse le Wolof. Moi, ça m’intéressait cette affaire. Les Wolofs sont musulmans, elle est animiste, après tout il y a peut-être une envie de se débarrasser des fétiches. Donc je pose la question, tout ça dans le même entretien, je demande si, au fond, ça ne lui permettait pas d’être un peu plus tranquille par rapport au village. Et alors là elle me déballe tout le paquet : qu’au village ce sont des salauds, ce sont des cons. Elle connaît les mots français qui permettent de dire qu’on est pas d’accord avec le reste de l’opinion et les fracas de la rumeur. Pourquoi une telle colère ? Elle va me parler de son propre père, très vieux par rapport à elle si on prend nos échelles européennes, alors on tombe sur un décisif, son propre père il a été exclu de l’héritage au moment de la mort de son père. Entendez par là, le grand père de la patiente ou l’arrière grand père du petit bout qui est venu au monde. Alors, qu’est-ce qu’il a fait ? Il n’est pas resté dans le village, il est allé à Dakar rejoindre l’armée française (voilà du signifiant qui arrive) dans les services de santé à Dakar. Et elle accouche à l’hôpital. Là, elle me parle de ce père qui est mort quand elle était jeune, papa de 65 ans, elle devait avoir 10 ou 11 ans quand il est décédé. C’est le père de l’hystérique, c’est le père à qui tout est dû. À qui tout est dû pour l’encombrer et lui pourrir la vie dans l’au-delà, certes, mais à qui tout est dû. Alors là, je révise un peu mes axiomes et je fais un virage épistémologique en épingle à cheveux, il ne s’agit pas de considérer qu’elle fait une dite bouffée délirante puerpérale parce qu’il n’y a pas eu de rituel, mais plutôt qu’il s’agit de garder et éterniser l’enfant imaginaire, pour faire un cadeau du père. On voit très bien là, la lutte épistémologique entre les idées de l’ethnopsychiatrie qui sont au fond, terriblement conservatrices : si tu quittes ton village, tu vas souffrir parce que tu n’auras pas donné le corps qu’il faut et le lieu qu’il faut auquel le grand Autre est fixé une bonne fois pour toutes. C’est ignare et persécutif : l’Autre est fixé. Pour la raison psychanalytique, l’Autre n’est pas fixé, on invente toujours le rapport qu’on a avec lui, ça c’est les lumières modernes. C’est un vieux débat. Fort de cela, je me remets de mon virage en épingle à cheveux, épistémologique et clinique. S’il est décidé qu’elle va faire un petit rituel en Casamance, elle va l’inventer à sa façon. Pour le reste à partir de là, elle se débrouille. C’est un peu compliqué parce que cet enfant qui naît à l’hôpital, est-ce que c’est nulle part, est-ce que c’est à l’hôpital des Blancs, est-ce que c’est vraiment en terre étrangère ? Je n’ai pas saisi immédiatement cela, c’est le moins que je puisse dire. J’ai utilisé un moment cette hypothèse qui relie psychose puerpérale et éclosion subreptice d’un enfant-ancêtre. Plus tard, je me suis posé la question de savoir s’il n’y avait pas mon histoire d’enfant-ancêtre une espèce d’idéologie qui provenait du transvasement de l’anthropologique dans la clinique selon le schéma suivant : la mère va mal, l’enfant va mal parce qu’il n’y a pas eu assez de ritualisation ancestrale. Or à mesure que j’entendis mieux cette jeune maman parler des accidents dans son lignage je compris enfin qu’il se jouait une forme d’œdipianisation d’un monde qui, au travers de cette jeune femme, faisait qu’elle tricoté un pont entre l’enfant à naître et la métaphore paternelle, son propre rapport à la métaphore paternelle passait par cette naissance pour être réalisée. C’est du moins une hypothèse possible. La naissance de l’enfant c’était pour elle un temps logique dans son propre trajet où elle redoublait la liaison avec l’étranger (son mari woloff, son accouchement à la « moderne ») pour lire ce qui lui avait été transmis d’hétérogène et auquel elle tenait tout en voulant aussi s’en défaire.

Des exemples comme ça, il y en a beaucoup. Je me suis rendu compte que quand bien même on était parti – pour certains beaucoup plus prestigieux – à Dakar avec en poche des très belles choses du reste de Devereux, dès lors que l’on réduisait l’inconscient à un inconscient dit culturel ou ethnique, eh bien forcément ce que l’on évitait, c’était la question de la rencontre. Pourquoi est-ce que l’on évitait la question de la rencontre ? Parce qu’on faisait de chacun de nos patients le représentant exemplaire, puisque souffrant, de sa supposée culture. On faisait de chaque patient le représentant d’autant plus exemplaire parce que souffrant de sa supposée culture, dont finalement le contrechamp ou la vérité s’exprimerait beaucoup plus dans les œuvres de la déroute psychique ou de la détresse psychique que dans les œuvres symboliques sur lesquelles les anthropologues du social et de la culture font des études tout à fait dignes d’éloges. L’ethnopsychiatrie repose sur un fantasme matriciel de l’anthropologie : se faire le dernier témoin des savoir ancestraux et des parlers en voix de disparition, et elle milite avec ce fantasme au prix de faire de ses patients les derniers témoins qui, dans leur calvaire, exprime le plus atemporel du « culturel » dont ils sont les produits ultimes.

Mais à cet égard, on avait – et comme c’est encore le cas avec quelque chose qui s’appelle à mon avis par imposture ethnopsychiatrie et par bévue ethnopsychanalyse – fait du symptôme une réalité monolingue, c’est-à-dire quelque chose qui parle tout à fait la langue secrète en quelque sorte du fonds culturel ou du fonds ancestral. Or la plupart des patients qu’on rencontrait, ou que je rencontre encore quand il m’arrive de travailler en Afrique, ou même ici bien sûr, on ne peut pas dire que ce soient des étrangers, des exotiques à 100%, un point c’est tout. Et ce pour trois raisons.

La première de ces raisons, je crois que Franck nous l’a rappelé – je ne vais pas être trop bavard là-dessus – c’est qu’il est bien sûr tout à fait réducteur de considérer qu’un sujet soit l’emblème de sa culture. C’est tout à fait réducteur. Et s’il se croit l’emblème de sa culture, c’est très souvent sous la contrainte d’injonctions surmoïques assez tétanisantes. Du reste, aucun ethnologue digne de ce nom pourra supposer qu’une seule personne va vous rendre compte des totalités de codes et de discours qui régissent sa culture. C’est impossible.

Le deuxième point que je voudrais aborder est que nous avons des points communs avec les histoires généalogiques des patients. Nombre de leurs ancêtres reposent ici à cause de guerres principalement, mais pas uniquement à cause des guerres. En d’autres termes, nous avons, même si l’Europe est absolument affolée d’érotomanie avec son signifiant occidental, nous avons des sillons communs. Et ce serait quand même la moindre des choses quand on veut parler de notre rapport à nos antécédents, quand on veut tenir un discours pertinent sur notre rapport à nos antécédents, de reconnaître qu’il y a ces points communs et ces filiations communes qui parfois s’expriment dans les questions qui figurent au cœur des symptômes, dont par exemple celle-ci : à qui appartient l’enfant ? Si certains parmi vous acceptent que j’improvise une légère variations sur le thème des deux questions dégagées par Freud « d’où viennent les enfants ? », et « Où va-t-on quand on est mort ? » je leur proposer alors de considérer cette double interrogation ; « A qui appartient l’enfant ? » et « Où sont donc partis ceux qui sont morts ? ».

Une troisième raison, enfin, est que la plupart des sujets que j’ai rencontrés, on ne peut pas dire que ce sont des étrangers. Pourquoi ? Parce qu’ils sont d’abord des intrus. Ils sont d’abord des intrus dans leur famille, dans leur filiation, dans leur lignée. Évidemment, cette position d’intrusion peut se cristalliser sous les rhétoriques et les signes funestes de l’auto-exclusion, lorsque le climat général du social met tout étranger en position de suspicion et va tenter par exemple de le réduire à son code ADN, que moi j’écris : A du verbe avoir, DN en parlant de la haine (j’ai même commis un papier « La France a des haines » qui m’a été refusé par le Journal de l’APJJ et a trouvé un bon accueil dans un quotidien local du Poitou, le Journal de Civray, grâce à l’excellente journaliste Dominique Impe). Il n’est pas à s’abriter sous l’idée que l’Europe ne s’oppose pas à cette loi ou que cette disposition du test ADN est latente dans bien des législations des contrées voisines. Il y a, en revanche, à réfléchir, sur ce point qui fait froid dans le dos. Ce grand tort qu’il y a à brandir le test ADN, il devrait être possible de s’en préserver si on prenait cette disposition funeste des lois pour ce qu’elle est : un symptôme. Le symptôme de ce que l’Europe s’est à la fois construite sur l’horreur du nazisme et l’oubli de cette horreur. Puis sur la méconnaissance des effets de la colonisation sur les rapports entre les pays et les peuples mais aussi entre les européens et leur histoire. De sorte que cette prétention de la loi à s’aboucher avec le scientisme biologique qui lui servirait de caution évoque la double torsion perverse de la loi et la science dans tout système totalitaire, double torsion qui fait jouer, dans une même logique, la valorisation de l’identité autochtone et la mise au pas de populations réduites à leur supposées formules biogénétiques. Oui cette loi fait peur parce qu’elle ne tombe pas du ciel et qu’elle n’est pas qu’un dérapage. Elle est plus que cela : le retour d’une mémoire honteuse et en conséquence mal assumée. Et, qu’on le veuille ou non, dès qu’une catégorie de population est réduite à son réel biologique, alors ce ne sont pas seulement des hommes et des femmes qui vont mal, au risque pour certains de se jeter dans le vide pour fuir la police, mais c’est toute la complexité de la pensée de l’altérité qui souffre, gravement. Ce versant de la loi est une insulte à la citoyenneté de tous et à la pensée de chacun..

Donc nous avons affaire à des intrus qui parfois ont besoin de passer par un psychanalyste, de passer par un transfert avec quelqu’un qui n’est pas du même sol de langue, ou de croyance, ou de culture, du moins supposé tel, pour pouvoir s’accomplir comme étranger, c’est-à-dire pour pouvoir inventer leur capacité de se défaire de l’intrusion afin, peut-être de s’acclimater à leur propre étrangeté à eux-mêmes. Parce que ce qui est tout à fait dramatique dans ce rapport à l’étranger où la Faculté d’ethnologie s’est vue remplacer par la Préfecture de Police dans nos esprits, c’est qu’à ce moment-là l’étranger stigmatisé comme corps en excès, n’a plus d’autre choix que de redevenir à l’intrus. Il ne peut pas avoir la latitude de nous apporter par son nomadisme reconquis la propre capacité qu’on aurait d’entrevoir et pourquoi pas d’aimer notre étrangeté à nous-mêmes. Nous voilà dans un problème qui obère ce passage entre la culture comme assignation et la civilisation comme procédure ou comme processus nomade.

Frank, tu parlais des mythes et tu montrais du reste une phrase que je peux reprendre : « Le savoir du maître se produit comme un savoir entièrement autonome du savoir mythique. C’est ce qu’on appelle la science. » Je crois que c’est de Lacan. C’est ça ?

Réponse : Lacan, dans L’envers de la psychanalyse.

Olivier Douville : Je me pose un peu la question de l’état actuel du mythologique dans le monde. Quelles sont les constructions mythologiques ? Parce qu’un mythe, tu nous as dit, je pense, citant Lacan toujours, que c’est ce qui permet au sujet de se tenir droit dans le monde. Le sujet, ce n’est pas simplement la personne. Le sujet, c’est ce qui est pris par un ensemble de discours, un ensemble de signifiants. Et de se tenir droit devant quoi ? Le monde ? On trouve 2 phrases de Lacan sur le monde qui sont l’une et l’autre passionnantes, mais qui mises ensemble ouvrent une problématique difficile. Je vais quand même m’y risquer.

La première phrase de Lacan, c’est de dire que le monde est un rêve du corps . Et la deuxième phrase de Lacan, c’est de dire que le monde est un reflet de l’organisme. On ne parle pas du même monde. C’est effectivement dans le discours mythique que le monde est un rêve du corps. Mais le monde comme reflet de l’organisme, ce n’est pas le monde comme un rêve du corps ; c’est un monde à la limite beaucoup plus proliférant d’appareils d’excitation pulsionnelle, pas nécessairement de jouissance. On a trop vite fait de considérer que ça y est, la modernité c’était la toute-jouissance, etc. Je pense que non. C’est l’obligation, « sous le fouet du plaisir », dont parle Baudelaire. C’est l’obligation d’excitation permanente. Ce n’est pas pareil, cette affaire-là.

Il semblerait bien que les grands mythes soient quand même en état d’aphasie. Il faudrait reprendre pour les mythologiques ce avec quoi Freud avait commencé. Il avait commencé par une contribution à l’histoire des aphasies, à faire une contribution à l’histoire des aphasies-limites. Ce qui ne veut pas dire que nous soyons dépourvus de postures mythologiques, ça ne veut pas dire qu’on va être dépourvu de postures idéologiques. Ce n’est pas du tout l’affaire d’une idéologie comme la fin de l’histoire. C’est complètement à côté de la plaque. Mais si je prends par exemple ce que Lévi-Strauss énonce du mythe, il ne le réduit pas à un récit et le désosse jusqu’à en faire un système qui vise à réguler des contradictions. La contradiction majeure étant la contradiction entre le mort et le vif. Et donc le mythe, c’est le dispositif symbolique qui accueille celui qui vient, celui qui arrive, qui assure que les deux termes d’opposition majeure ne vont pas se rabattre l’une sur l’autre.

Eh bien, si je vois ce qui se passe aujourd’hui pour les adolescences africaines, (je travaille au Congo à Pointe-Noire, ou plus encore à Bamako au Mali), je n’ai plus avec moi les sujets – les ai-je jamais rencontrés au demeurant ? – qui auraient trouvé leur bagage symbolique opérant au terme d’une initiation réussie. Bien au contraire, je rencontre, du fait du politique, du fait de la violence politique, du fait de cet empêchement de passage de relais d’une génération à une autre, du fait donc des guerres qui proviennent en quelque sorte du délitement des États africains et du non-délitement des États européens qui s’en occupent de trop près, je retrouve que les termes essentiels opposables dans les constructions mythologiques, que ces termes qui doivent être… disjoints par une construction mythologique, se retrouve bien au contraire en état de collapse.

Premier collapse – et ce n’est pas à ce moment-là la résurgence de l’enfant ancestral, ni même l’artifice donné à des femmes de pouvoir accepter d’être mère d’un enfant après en avoir perdu deux ou trois –, collapse entre l’enfant et l’ancêtre. Dès lors qu’il y a ce collapse entre l’enfant et l’ancêtre, ce n’est pas 50 % d’enfance, ce n’est pas 50 % d’ancêtre, mais le fait que la catégorie même de l’ancêtre bouleverse et inquiète la question de l’enfant et réciproquement. En d’autres termes, ce n’est pas un enfant qui en plus est ancêtre ; c’est un ancêtre qui n’est pas à sa place et un enfant qui n’est pas un enfant. Mais néanmoins, il sert de truchement pour pouvoir interroger quelque chose du côté des antécédents. En revanche, ce collapse n’est plus du tout le creuset possible d’une énigme lorsque la guerre s’est réfugiée dans le corps de l’enfant et que loin d’être un enfant-ancêtre, il n’est plus qu’un enfant-sorcier. Les enfants-sorciers qui ont subi, non pas une initiation Autre mais une contre-initiation au moment de leur enrôlement – où on leur demande de tuer, des tas de choses abominables –, eh bien ces enfants-sorciers ne sont pas la part qui permet à une société d’interroger ses antécédents, mais c’est la part absolument errante, erratique – on ne peut pas dire maudite, parce que ça fait quand même un petit peu gargarisme, mais vous voyez ce que je veux dire – qui ne sait plus faire pont de civilisation entre les générations en présence, chacune se renfermant dans des assignations culturelles qui participent d’une revendication absolument autiste de soi.

Lorsque nous essayons de travailler avec de tels jeunes garçons, avec de telles jeunes filles, qu’est-ce qu’ils nous posent comme questions ? Des questions auxquelles il me semble je dois répondre : « Est-ce que j’ai des parents ? Est-ce que j’ai des grands-parents ? Est-ce qu’ils sont enterrés ? » Et c’est peut-être autour de cette version mythique du refoulement originaire, c’est-à-dire le travail de sépulturisation, qu’un sujet peut me reconnaître comme un semblable, ce qui ne veut pas dire comme un identique. Ca ne veut pas dire que nous avons des ancêtres en commun. Mais dans un monde où mêmes les ancêtres ont redoublé de cruauté il est fondamental qu’ils me situent comme quelqu’un qui ait aussi traversé des divisions anthropologiques fondamentales. Une parole peut se mettre en route, sachant qu’assez souvent entre ces enfants et moi-même, ou ces adolescents et moi-même la parole se remettra en route par une espèce de médiation qu’ils mettent en projet, en scène et en acte. Je désigne ici leur aptitude à confectionner des reliquaires de poche où sont amalgamés des restes – pas des restes physiques, des restes corporels, mais des bouts de stylos, des lunettes, des chemises, etc. des disparus. Le tout, à mon insu, mis parfois dans ma poche. A d’autres moments c’est parfois du reste très clairement que l’enfant va me dire : « Tu emmènes ça en France et tu reviens après me voir avec ça », ce que je fais, et c’est peut-être là qu’avant même le symptôme le sujet a besoin de reprendre corps dans l’humanité en s’inventant une possibilité de passer de la catastrophe organique – l’enfant-sorcier, celui qui dévore, qui est dévoré, etc. – à pouvoir enfin à nouveau rêver le corps dans les registres du langage, et précisément du rêve. Et à ce moment-là, effectivement, la symptomatisation se fait par une espèce de torsion métisse, non pas évidemment comme revendication « nous sommes tous des métisses », ou « nous sommes tous des étrangers », on entend ça tout le temps dans les colloques de psys ou d’autres. Or, fondamentalement, Freud nous l’a appris, nous sommes tous des étrangers, c’est tout à fait vrai, mais nous n’avons pas tous le même rapport à la Préfecture de Police. C’est vrai aussi.

Je crois que c’est cela que nous pouvons accueillir actuellement de la part de ces enfants et ces adolescents qui proviennent des violences de l’histoire, des violences des exils, leur permettre à nouveau un projet d’étrangeté, quitte à favoriser – parce que c’est peut-être plus simple pour eux, de parler à des gens qui n’ont pas les mêmes ancêtres – les productions métisses afin de pouvoir passer de cette catastrophe du monde comme reflet de l’organisme à cette promesse d’un monde comme rêve d’un corps enfin décomposé, repris, érotisé dans les toiles du rêve et de la parole, à laquelle on a fait place à mesure qu’ils se sont fait place à eux-mêmes et pas sans nous les écoutant nomades. Voilà, la langue métisse du symptôme nécessite d’être accueillie et relancée par cette forme dynamique de l’écoute flottante qu’est l’écoute nomade.

Je vous remercie.

[1] Je n’en remercie que davantage Yvette Dorey, Anne Andronikoff, Jean-Baptiste Fotso-Djemo et Hubert Lyysandre pour leur témoignages de sympathies sincères et éclairés.













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