L'islam serait-il si vulnérable, si
fragile, menacé un peu partout dans son existence ? Une fiction, une
caricature, un très mauvais film peuvent-ils saper ses valeurs et ses fondements ? En principe non. Mais de quel islam s'agit-il ? On se pose la question au vu des tensions et manifestations de violence dans certains pays arabes et musulmans.
Des morts, des blessés, des incendies, des cris de haine, de
l'incompréhension, bref, un besoin de vengeance qui ne surprend que ceux
qui refusent de reconnaître que certains Etats musulmans, à défaut d'
entrer dans la modernité et de
cultiver la démocratie, encouragent cette passion qui occupe les populations. Elle leur fait
oublier l'essentiel :
instaurer un Etat de droit et de
justice
qui favoriserait l'émergence de l'individu. Or, l'individu reconnu,
c'est la rupture avec le clan, c'est le droit à la liberté, le droit de
conscience, la porte ouverte à la réflexion critique. Ce que les Etats
islamiques ne peuvent tolérer.
Le signal avait été donné par l'ayatollah Khomeyni en 1989 avec la fatwa lancée contre
Salman Rushdie, qui avait publié un ouvrage de fiction,
Les Versets sataniques. On se souvient des manifestations au
Pakistan qui avaient provoqué plusieurs morts. Alors qu'on pensait que cette fatwa était plus ou moins abandonnée par l'
Iran, voilà que la récompense pour
tuer Salman Rushdie vient d'être augmentée jusqu'à
atteindre 3,3 millions de dollars.
Des
livres critiques sur l'islam existent. L'essai de Maxime Rodinson
Mahomet
(Seuil, 1961) est une analyse rationaliste et sans concession de la vie
du Prophète. Ce livre n'a pas fait scandale. Pourtant il pose des
questions que nombre de croyants musulmans n'aiment pas trop
aborder.
Avec
Les Versets sataniques, ce qui avait choqué les dirigeants iraniens, c'était qu'un musulman ait osé évoquer des versets qu'il fallait à tout prix
ignorer. Un musulman appartient d'abord à la nation (la "oumma"), au clan, à la famille. Il n'a pas le droit d'en
sortir
ni surtout d'émettre la moindre critique à propos du dogme et du livre
sacré. Salman Rushdie est musulman de naissance ; il est donc perçu
comme un traître qu'il faut
punir pour
avoir "ouvert la voix au blasphème".
Cette notion d'appartenance absolue à la communauté fait que la
laïcité est confondue avec l'athéisme et l'apostasie. Quiconque touche
au dogme rend son sang "licite". Que ce soit un caricaturiste libre ou
un fou furieux obsédé par sa haine de l'islam, que ce soit un journal ou
un film, même absurde et abject, le musulman fondamentaliste se sent le
devoir de réagir et de
faire savoir par tous les moyens sa colère.
Ajouter à ce réflexe les obscures manipulations de certains Etats ou
services, et
vous avez le spectacle hideux d'un fanatisme exacerbé et meurtrier.
Depuis que le fameux "printemps arabe" a glissé vers l'islamisme, les
espoirs sont déçus, les révolutions ont avorté. D'autres acteurs sont
entrés en scène et nous promettent une longue période d'instabilité. Du
fait que l'islamisme traditionnel se voit
doubler sur sa droite par des mouvements plus radicaux (les salafistes), on se surprend à
trouver des excuses aux Frères musulmans égyptiens et aux adhérents d'Ennahda en
Tunisie.
D'autres regrettent l'ancien régime et disent qu'il vaut mieux un
dictateur corrompu qu'un régime islamiste qui démontre son incapacité à
gouverner, incapable par exemple d'empêcher des nervis salafistes de s'
attaquer aux femmes et aux artistes. En
Egypte,
c'est plus compliqué, dans la mesure où le parti salafiste Nour a
remporté 24,4 % des suffrages aux législatives. Les Frères musulmans
doivent en
tenir compte.
Le salafisme est une théologie littéraliste qui refuse toute lecture
rationaliste des textes sacrés. En 1744, ils firent alliance avec le
mouvement wahhabite, du nom d'un théologien saoudien,
Mohamed Abdel
Wahhab, qui prônait une radicalité absolue de la foi musulmane : rejet
du soufisme et du chiisme ; interdiction du culte des saints et du
recueillement dans les cimetières. Ces dernières décennies, de nombreux
mausolées abritant des saints ont été détruits en
Algérie et au
Mali, sans
parler des bouddhas explosés en mars 2001 en
Afghanistan. C'est ce courant extrémiste, soutenu par l'
Arabie saoudite, qui tente de s'
implanter
dans les pays musulmans. C'est ce même courant qui refuse la démocratie
et tout projet de Constitution, car seul le principe divin est
législateur.
Les réactions très vives qui secouent plusieurs pays en ce moment ont pour effet de
retarder et
compliquer
la fin de Bachar Al-Assad, champion du meurtre de masse et du
bombardement des populations civiles. S'il se maintient, ce n'est pas
parce que la
Russie
le soutient. Cela compte, mais ce qui intervient aussi dans son
maintien, c'est l'analyse faite aussi bien par les Américains que par la
plupart des Etats européens. La menace islamiste sur l'
avenir
de la Syrie est avancée comme argument majeur. On sait que des brigades
comme Ahrar Al-Sham qui ont rejoint les insurgés ne cachent pas leur
appartenance au mouvement salafiste. Même si tout le monde déplore la
barbarie du clan Assad, certains murmurent que, s'il s'en allait, la
minorité chrétienne serait en danger. Une fois le clan Assad mis hors
d'état de
nuire, la
Syrie choisira son destin. Il ne sert à rien de
noircir le tableau et d'
invoquer l'horreur islamiste comme alternative obligatoire.
Ce qui est vulnérable dans l'islam, ce ne sont ni son esprit ni ses
valeurs, ce sont des populations maintenues dans l'ignorance et
manipulées dans leur croyance. Tous ceux qui ont essayé de
lire le Coran avec le coeur de la raison ont échoué, et c'est l'irrationalisme, l'absurde et le fanatisme qui gagnent du terrain.
Cette confusion sied bien à toutes les provocations : les salafistes
français qui ont manifesté sur les Champs-Elysées ont été confortés et
consolidés dans leurs préjugés. Ce ne sont pas les pages que publie
Charlie Hebdo qui vont
calmer
ces manifestants toujours prêts à réagir. C'est une provocation de
trop. Cela, qu'on le veuille ou non, participe de l'islamophobie qui
gagne du terrain. Je sais que ce journal satirique n'a jamais ménagé le
pape ni les prêtres. Les catholiques n'ont pas crié au scandale. Ce
journal est dans son rôle. Nous sommes dans une démocratie où la liberté
d'expression est sacrée. Si ces nouvelles caricatures ont blessé des
croyants, il faut s'
adresser à la justice et
tourner le dos à cette agitation. La France est un pays laïque. On rit de tout, même de la religion.
Le Prophète n'est pas dans ces caricatures ; c'est un esprit, une transcendance, échappant à toute représentation
physique. Rappelons enfin que l'islam est
"soumission à la paix", à une
forme supérieure de patience et de tolérance - du moins c'est ce qu'on m'a appris.
Tahar Ben Jelloun, écrivain, auteur de "L'Etincelle. Révoltes dans les pays arabes" (Gallimard, 2011)