III — Art, connaissance et transdisciplinarité : quelques idées
Danielle Boutet, Ph.D.
Goethe insistera sur les différences entre la connaissance de l’artiste et celle du savant. Celui-ci procède par analyse : il divise la totalité en ses éléments constitutifs ; celui-là par synthèse : il saisit la totalité dans une intuition globale. […] Mais il s’agit bien dans l’un et l’autre cas de connaissance. (Todorov1)
Einstein's space is no closer to reality than Van Gogh's sky. The glory of science is not in a truth more absolute than the truth of Bach or Tolstoy, but in the act of creation itself. (Koestler2)
C’est en travaillant sur le phénomène interdisciplinaire en art3 que j’ai commencé à m’intéresser à la transdisciplinarité, cet espace unifié de connaissance où toutes les disciplines se compléteraient et s’enrichiraient mutuellement dans l’espoir d’appréhender le cosmos, l’histoire et l’humain à la fois dans toute leur complexité et leur unité. Je suis alors devenue membre du Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires, le CIRET4, qui regroupe autant des artistes et des écrivains que des physiciens, biologistes, médecins, psychologues, philosophes, théologiens, moines, ingénieurs, sociologues, économistes, etc. Cette diversité témoigne du fait que dans la perspective transdisciplinaire, on pense qu’une vision globale du monde, si elle était possible, ne serait concevable que par l’articulation dynamique des épistémologies et méthodologies conjuguées de toutes les disciplines scientifiques, des « sciences de l’humain » (anthropologie, psychologie, sociologie, histoire, etc.), de la philosophie, ainsi que des modes plus interprétatifs, introspectifs ou créateurs, comme la littérature, la psychanalyse, l’art, la théologie, le mysticisme, etc. Dans leur « projet moral », les initiateurs du CIRET précisent : « Fondé sur l’esprit de rigueur scientifique, l’activité du Centre […] permettra l’avènement d’un échange dynamique entre les sciences exactes, les sciences humaines, l’art et la tradition.5 »
Les travaux de ce groupe m’ont fait poser la question de la contribution spécifique de l’art à cet ensemble transdisciplinaire. J’avais déjà le sentiment que la création artistique était un mode de connaissance, mes projets personnels de création m’ayant mise sur cette voie : même si je n’avais pas fait d’études avancées en sciences naturelles ou humaines, je savais que je connaissais quelque chose du monde, que comme artiste, je tenais un fragment de l’ensemble. J’oserais même dire que j’avais une intuition de son unité invisible.
Quand il est pleinement engagé dans une pratique de création, l’artiste éprouve souvent le sentiment d’accéder à un type particulier de connaissance ; il se sent « connaissant » et, en ce sens, il comprend qu’il participe à l’élaboration de savoirs d’un ordre particulier6.
Mais quelle était la nature de ce fragment et de cette intuition? Comment définir ces « savoirs d’un ordre particulier » élaborés pendant la création d’une œuvre d’art? Que contribue l’artiste au projet transdisciplinaire
Différents modes de connaissanceMalgré son nom, la « trans/disciplinarité » ne traverse pas seulement les disciplines, mais aussi — ce qui est bien plus important — les modes de connaissance. Il faut voir, en effet, que si la biologie, la physique et la chimie, par exemple, sont des disciplines distinctes, elles se rattachent toutes trois au même mode de connaissance, scientifique. La psychanalyse, l’histoire de l’art et la théologie, qui sont des domaines plutôt éloignés les uns des autres, utilisent tous, à un moment ou un autre, le mode herméneutique. La philosophie, elle-même subdivisée en plusieurs branches, est un mode de connaissance de type spéculatif ou rationnel. Ainsi, pour appréhender la complexité, le dialogue entre les modes de connaissance est tout autant, sinon plus, déterminant que les échanges entre les disciplines.
On n’a toujours pas l’habitude de voir l’art dans ce grand ensemble : on comprend plutôt l’art comme un mode d’expression que de connaissance, et dans l’esprit moderne, il est souvent posé comme l’antithèse de la science. On est touché par la vision du monde exprimée dans les œuvres d’art, mais on la considère comme subjective, sans valeur scientifique — la valeur du faire artistique et de l’œuvre résidant plutôt dans les émotions qu’ils nous font vivre. Mais pour penser qu’une vision artistique n’est pas une forme de connaissance, il faut avoir fait une équation entre « connaissance » et « vérité objective » — équation pourtant ni évidente ni naturelle. C’est comme si on ne pouvait connaître que des faits objectifs, et comme si une vérité, pour se qualifier comme vraie, devait valoir pour tous, être au-delà des subjectivités, sans ambiguïté. Pourtant toute certitude ne sera jamais que superficielle et ne se donnera qu’au sacrifice de la complexité.
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